Remy Van den Abeele, le passeur de rêves


"Les critiques ou historiens d'art ont souvent pris le parti d'oublier lâchement VDA, tels ces écrivains qu'on n'arrive pas à classer dans les anthologies. L'homme discret et poli est-il si dérangeant ?
Interpelle-t-il tout simplement parce qu'il EST et s'en contente ?
Surréaliste ? Hyperréaliste ? Symboliste ? Chrétien mystique ? Sa fille Chantal le présente dans sa monographie comme un candide. En fait, loin de toute réflexion philosophique ou théorique,
il se joue des étiquettes.

Depuis l'enfance, son besoin de dessiner et de peindre s'est exprimé comme la libération d'un monde intérieur que les mots et les gestes du social ne pouvaient révéler,
que les structures rationnelles de la pensée linéaire ne permettaient pas de traduire parce qu'elles lui sont étrangères : Van den Abeele produit des images qui s'imposent à lui et ne sont pas symboles,
 peinture n'est que l'imposture d'une réalité qu'il y a lieu de remarquer puisqu'elle s'affiche » écrivait son ami Scutenaire.



huile sur toile - 1963 - 60X80cm - HIER, DEJA DEMAIN

Surréalismes

Quand il évoque le mécanisme créateur qui l'anime, le peintre parle d'un geste spontané que guide une pensée libérée de toute contrainte. En effet, le moi secret s'épanche pour étonner,
surprendre l'esprit qui a guidé le pinceau et lui dévoiler un univers qu'il n'aurait osé imaginer et dont il ne comprend pas toujours la portée, la violence ou l'érotisme.
Il adhère ainsi parfaitement au propos de Breton qui, rappelle Mariën, prône la « fidélité du peintre surréaliste à ce qu'il appelle son ‘modèle intérieur',
et à cette obscure et impalpable présence sans épaisseur ni forme, l'invitant à se pcomme sur un immense gouffre d'ombre, à guetter l'éclosion des miracles,
l'ascension des merveilles. (Nougé)  » . Chez Magritte par contre, seul le mystère du monde doit être dévoilé grâce à la mise en évidence d'affinités profondes, secrètes,
dans un processus conscient et littéraire attentif car « la réalité (…) est faite d'un mélange presque inextricable d'illuminations partielles, d'actes, de retours, de désirs, de plaisirs particuliers,
de gênes, de distractions, de sommeils, de réveils, - en fin de compte, le tableau existe. » (Nougé cité par Mariën).

Si les Bruxellois qui se rassemblent en 26 acceptent l'étiquettencher sur lui-même e surréalist e, c'est pour « les commodités de la conversation » et les divergences de vue avec les Parisiens
portent précisément sur ce « modèle intérieur » surgi d'après Breton grâce à l'écriture automatique, procédé incontournable d'exploration et de création poétique dans le sillage des travaux de la psychanalyse.
Par contre, Nougé et ses amis lui préfèrent la notion d'expérience et rejettent l'approche freudienne qu'ils n'hésitent pas à qualifier de leçon de morale déguisée en méthode thérapeutique.
Ils malmènent l'inconscient qui, écrit encore Mariën « a trop bon dos ; il est aussi bien synonyme, même pourvu d'un front de Minotaure, de la bêtise la plus noire.
Et qu'est-ce donc que cette assurance de posséder au fond de soi des choses aussi importantes à ‘exprimer' ! » .

Enfin quand, en 34, un groupe surréalisant, Rupture, émerge à La Louvière ce sont les positions de Breton qui sont privilégiées et le poète Achille Chavée, figure littérairement dominante de l'association,
restera fidèle à ce principe jusqu'à sa mort en 1969.

Balises

Un rapide survol de la biographie de VDA le trouve élève de Buisseret aux Beaux-Arts de Mons entre 45 et 47 et une anecdote concernant quelques toiles érotiques -
qui étonnent puis gênent leur auteur - laisse entendre qu'il a reçu les encouragements de maîtres régionaux traditionalistes, peu perméables à toute modernité.
Quelque temps après, il produira des œuvres étranges bientôt qualifiées de surréalistes alors qu'il ignore tout de Breton ou de Magritte : à moins qu'il ait été « touché, en toute innocence,
en toute ignorance aussi par cette vague surréaliste qui imprégnait d'ailleurs la région du Centre où il vivait. Il s'est senti en tout cas porté à laisser libre cours à ses impulsions intérieures
et contraint à servir les images qui s'imposaient à lui » précise sa fille.

Quoi qu'il en soit, il rejoindra les héritiers du surréalisme à La Louvière car Marcel Parfondry qui avait participé avec Chavée, Lorent et Ludé à la création de Rupture
découvre ces toiles étranges qui l'interpellent. Il les déclare surréalistes, prend le parti d'instruire Remy et l'introduit en 53 dans le cercle des amis de Chavée.
C'est donc le propos de Breton qui touchera le peintre, qui le rencontrera dans son geste spontané, libre et créateur d'images exhumées.

Loin des mots

A la regarder distraitement, on pourrait imaginer que la production de Van den Abeele s'inscrit dans le sillage de l'œuvre de Magritte. Sa démarche est pourtant fondamentalement différente.
D'abord, VDA ne peut produire que des images qui nient le temps et s'offrent dans leur complexité iconique et synchronique. Le langage linéaire, temporel,
qui s'inscrit dans une dynamique dialectique s'élabore en démarches successives, en est exclu, et quand il introduit de l'écrit, c'est pour l'inclure dans la matière picturale ou en faire une légende.
A l'inverse, la démarche de l'auteur de Ceci n'est pas une Pipe est profondément indissociable du verbe.

Le critique Jacques de Mello a écrit : « (…) même s'ils s'inscrivent dans un espace qui ne leur est pas immédiatement acquis, les sujets abordés dès la deuxième phase
de la période bleue sont loin de participer à l'univers insolite que Magritte créait en arrachant les objets à leur cadre de vie habituel,
ou en établissant des rapports imaginaires entre les choses que la raison distinguait. Au contraire, dans une toile signée Van den Abeele,
l'objet choisi pour sujet scénique principal acquiert d'emblée un rôle essentiellement pictural, de sorte que l'espace où il s'inscrit prend automatiquement une profondeur fondamentalement
différente de celle atteinte par la peinture surréaliste."

Ce propos, pour pertinent qu'il soit, induit une confusion provoquée par l'amalgame entre les surréalistes de Paris et de Bruxelles qu'il convient de nuancer.
En effet, le processus créatif qui guide Remy confirme les remarques de Nougé concernant l'écriture automatique. Pour lui et ses amis, c'est illusion de croire que « l'automatisme psychique pur »
libère l'homme du douloureux choc entre l'âme et la vie, établissant une fusion libératoire qui apporte enfin la quiétude.
En outre, ils doutent que les mots ou les images spontanés puissent échapper à l'emprise du surmoi et opérer une catharsis subversive.
De fait, chez VDA, le surmoi paraît si maîtrisé par la peur de choquer, le besoin de respecter les convenances que son inconscient code les pulsions secrètes générées par Eros et Thanatos :
il reste en toute circonstance dans le registre de l'image qui dérange sans choquer, qui éblouit sans aveugler, qui émeut sans bouleverser.
C'est pourquoi, Nougé, Magritte ou Mariën chez qui toute image doit d'abord être subversive ne pouvaient intégrer l'univers de VDA alors que Scut y a trouvé un écho à son univers onirique :
« s'il peint une image de songe il vous introduit dans son rêve, une image de la rue il vous fait sentir les pavés, une femme il vous montre celle que vous avez ou celle qui vous hante. »

Spiritualité

Dès le début, le surréalisme s'inscrit dans une éthique de la subversion et manifeste une totale aversion à l'égard de toute forme de religiosité, options auxquelles notre peintre ne peut souscrire,
lui qui est resté profondément attaché à la foi et la morale chrétiennes et qui n'a jamais pu, jamais voulu adopter quelque attitude marginale, excentrique ou mécréante.
Son œuvre est tout entière empreinte de spiritualité et de mysticisme même dans sa manière de traiter la femme et le désir sublimé
qu'elle suscite dans sa beauté transcendée qui devient ascèse par sa perfection même. Au point que les corps se réifient au cours du temps et que, comme tirés du film de Fellini,
ils deviennent des mannequins, automates alanguis qui enlacent un Casanova transformé en statue de pierre. Ces images subjuguent et dérangent,
produisent un malaise surgi de la déshumanisation de la pulsion de vie, au cœur de l'étrange, loin du mystère. Mais, - faut-il le répéter ?- les femmes sacralisées dans leur beauté exemplaire,
inaccessible, ne ressemblent nullement aux personnages stéréotypés, standardisés qui, chez Magritte, traduisent l'idée que « la banalité commune à toute chose, c'est le mystère. »

Depuis les paysages bleus peints dans les années 50, jeux d'orgues au pied desquels des personnages minuscules, stylisés, cherchent une issue jusqu'à la période grandiose des cathédrales aériennes,
VDA nous plonge dans la métaphysique et traduit sa perception de la place de l'homme dans l'univers. Comme chez son ami le poète Chavée, le christianisme est omniprésent.
Toutefois, si Chavée s'adresse au Christ comme à un ami, un complice et lui décroche des traits d'humour impertinents, Rémy ne cesse jamais d'être humble et respectueux.
En effet, l'idée de modèle intérieur rejoint une forme de mysticisme, de foi, d'abandon à quelque chose de lui qui dépasse le conscient raisonné, mène à une spiritualité aussi confuse qu'authentique.
Et nous renvoie aux mythes fondamentaux de l'humanité quand, tel Sisyphe, des silhouettes infimes, éthérées, s'arc-boutent pour tenter de déplacer d'énormes sphères.

Symboles sans symbolisme ?

Les sphères, les cercles, parcourent l'œuvre dans sa presque totalité et il est difficile de ne pas leur attribuer une valeur symbolique quand ils s'offrent à notre regard d'une manière si récurrente!
Ils représentent le dynamisme et la fluidité, le ciel par rapport à la terre, le monde spirituel par rapport au monde matériel et apparaissent comme des symboles de perfection, d'unité,
n'ayant ni commencement ni fin. Leur forme est associée à l'idée de continuité, d'éternité.

Les sphères qui émaillent les toiles se font ballons géants, globes ou astres venus d'on ne sait où, mais revêtent l'aspect de perles fines, ces « portions de lumière enfouies dans les ténèbres,
beautés cachées dans la coquille, ce qui représente tout à fait la condition de notre âme dans le monde. » (Vecoli)

Souvent évoquée en alchimie, la perle est associée au coquillage qui la produit, symbole de la quête spirituelle jusqu'à Saint Jacques de Compostelle, de la féminité créatrice.
Avec son caractère noble, induit par sa perfection formelle, elle évoque la pureté et la virginité, les instincts maîtrisés, la matière spiritualisée. Chez VDA, elles se font parfois bijoux mais,
étrangement, se plaisent aussi à orner une cathédrale ou à enfanter. Elles contrebalancent la linéarité verticale de constructions chimériques,
presque transparentes ou de poteaux télégraphiques reliés par des fils ténus, relâchés, qui tentent vainement de maintenir le lien, de préserver la communication.

Quand les fonds d'un bleu virginal, abyssal, virent aux bruns ténébreux, le peintre dessine des silhouettes d'arbres gigantesques semblables aux catapultes de l'enfance quand il tuait les animaux.
Remords en mal de rédemption ?
La spiritualité s'impose au cours de cette période, aux confins du mysticisme, loin de tout dogme. Expression aboutie de son interrogation métaphysique.
Début 70, « les fonds bruns s'évanouissent, quelques femmes nues, quelques sphères se promènent sous les couleurs ondoyantes des horizons éclaircis. » (Chantal VDA)
Toiles transitoires exposées en 73, elles annoncent la ‘ Période blanche'.

Libération

Les années qui suivent sont toutes d'angoisse. L'âme de Remy est blessée, il erre dans le labyrinthe de la vie.

Surgit alors la violence : dorénavant, les femmes ont perdu leur sérénité et dévoilent des seins écrasés, percés de clous.
Elles cèdent souvent la place à des chaînes rouillées ou des crochets agressifs tandis que la technique continue de se parfaire comme si l'esthétique contraignante jugulait la pulsion dévastatrice,
pardonnait la colère.

L'arbre qu'il avait peint en 68, mort, pansé, ensanglanté, il le coupe dix ans plus tard mais, comme pour s'excuser, - toujours peur de blesser ! – il le gratifie d'une feuille, trace de vie envers et contre tout.
La fourche aussi, objet manufacturé, dangereux, garde une feuille en souvenir… C'est qu'il a retrouvé la force de créer et concilie harmonieusement les énergies paradoxales de vie et de mort,
exhume cet autre moi enfoui, fait de rage et de révolte qu'il avait si minutieusement tues.

La matière et les objets vont occuper l'essentiel de la création des années 80 avec des papiers chiffonnés qui vont porter sa virtuosité aux plus hauts sommets.
Les trompe-l'oeil défient le regard et portent l'interrogation sur la représentation du réel : l'illusion est si crédible qu'elle met en cause les trois dimensions et donne le vertige,
interpelle l'existence même. Bientôt, les empreintes obséderont l'œuvre et se multiplieront, mémoires de papiers qui ont emballé l'objet représenté et l'obsèdent.

Au bout du pinceau…

Remy Van den Abeele a produit une œuvre cohérente, sensible, authentique. Peindre était pour lui une fonction vitale, presque innée, qu'aucune théorie n'a détournée.
Il avait un don exceptionnel : une technique magistrale qui a souvent porté ombrage à la reconnaissance de son œuvre. Cette virtuosité n'est pourtant pas gratuite,
elle participe en effet de l'idée même que l'artiste transmet. Elle est perle, ce symbole de perfection récurrent dans son œuvre, qui renvoie à la connaissance et nécessite effort et persévérance.
L'œuvre tout entier s'est construit comme le dévoilement du ‘modèle intérieur' cher à Breton, à Chavée, sans toutefois se laisser inféoder à quelque précepte ou trahir quelque conviction intime.
Parcourir l'univers de ce magicien du rêve est souvent troublant et, comme le dit si bien Chantal, « il n'est pas penseur mais il donne à penser…
Et s'il n'a pas répondu à la question du réel, il oblige à se la poser. » (p116) "

Texte Christine Bechet